Jules Supervielle, poèmes
Encore frissonnant
Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir.
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La pluie et les tyrans
Je vois tomber la pluie
Dont les flaques font luire
Notre grave planète,
La pluie qui tombe nette
Comme du temps d’Homère
Et du temps de Villon
Sur l’enfant et sa mère
Et le dos des moutons,
La pluie qui se répète
Mais ne peut attendrir
La dureté de tête
Ni le cœur des tyrans
Ni les favoriser
D’un juste étonnement,
Une petite pluie
Qui tombe sur l’Europe
Mettant tous les vivants
Dans la même enveloppe
Malgré l’infanterie
Qui charge ses fusils
Et malgré les journaux
Qui nous font des signaux,
Une petite pluie
Qui mouille les drapeaux.
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Apparition
Où sont-ils les points cardinaux,
Le soleil se levant à l’Est,
Mon sang et son itinéraire
Prémédité dans mes artères?
Le voilà qui déborde et creuse,
Grossi de neiges et de cris
Il court dans des régions confuses;
Ma tête qui jusqu’ici
Balançait les pensées comme branches des îles,
Forge des ténèbres crochues.
Ma chaise que happe l’abîme
Est-ce celle du condamné
Qui s’enfonce dans la mort avec toute l’Amérique?
Qui est là?
Quel est cet homme qui s’assied à notre table
Avec cet air de sortir comme un trois-mâts du brouillard,
Ce front qui balance un feu,. ces mains d’écume marine,
Et couverts les vêtements par un morceau de ciel noir?
A sa parole une étoile accroche sa toile araigneuse,
Quand il respire il déforme et forme une nébuleuse.
Il porte, comme la nuit, des lunettes cerclées d’or
Et des lèvres embrasées où s’alarment des abeilles,
Mais ses yeux, sa voix, son cœur sont d’un, enfant à l’aurore.
Quel est cet homme dont l’âme fait des signes solennels?
Voici
Pilar, elle m’apaise, ses yeux -déplacent le mystère.
Elle a toujours derrière elle comme un souvenir de famille
Le soleil de l’Uruguay qui secrètement pour nous brille,
Mes enfants et mes amis, leur tendresse est circulaire
Autour de la table ronde, fière comme l’univers;
Leurs frais sourires s’en vont de bouche en bouche fidèles,
Prisonniers les uns des autres, ce sont couleurs d’arc-en-ciel.
Et comme dans la peinture de
Rousseau le douanier,
Notre tablée monte au ciel voguant dans une nuée.
Nous chuchotons seulement tant on est près des
étoiles,
Sans cartes ni gouvernail, et le ciel pour bastingage.
Comment vinrent jusqu’ici ces goélands par centaines
Quand déjà nous respirons un angélique oxygène,
Nous cueillons et recueillons du céleste romarin,
De la fougère affranchie qui se passe de racines, lit comme il nous est poussé dans l’air pur des ailes
longues
Nous mêlons notre plumage à la courbure des mondes
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Vers la ville
Vers la ville
c’est la descente de la montagne
et de la forêt avec ses tanguantes frondaisons.
Puis la grave rencontre de la verdure et de la cité,
les conciliabules dans les faubourgs, où s’échangent
arbres et maisons, les demeures des hommes se font de plus en plus
denses, ne laissant pénétrer les arbres que sur deux rangs
vers les places où ils forment les faisceaux, pour reprendre ensuite leur marche jusqu’à la mer
qui de ses lames frémissantes coupe la côte, mais n’empêche pas les îles, ces rappels couverts
de palmes naufragées, ni ces écueils devinés qui tachent d’un violet de
ténèbres le fond des transparences marines.
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Projection
Cimetière aérien, céleste poussière,
Où l’on reconnaîtrait des amis
Avec des yeux moins avares,
Cimetière aérien hanté de rues transversales,
De puissantes avenues
Et de quais d’embarquement pour âmes de toutes
tailles,
Lorsque le vent vient du ciel
J’entends le piétinement
De la vie et de la mort qui troquent leurs prisonniers
Dans tes carrefours errants.
Vous appellerai-je fantômes,
Amalgames de ténèbres
A la recherche d’un corps,
D’une mince volupté,
Vous dont les plus forts désirs
Troublent le miroir du ciel
Sans pouvoir s’y refléter,
Attendez-vous la naissance
D’une lune au bec de cygne
Ou d’une étoile en souffrance
Derrière un céleste signe,
Attendez-vous une aurore
Un soleil moins humiliants
Ou bien une petite pluie
Pour glisser, sans qu’on la voie,
Dans nos domiciles stricts
Votre âme grêle ambulante
Qu’effarouchent les vivants
Avec leur cœur attaché,
Avec leurs os cimentés sous un heureux pavillon,
Tous ces gens qui parlent fort de leur bouche colorée
Et sont fiers de leurs pensées vigilantes et fourrées,
De leur regard parcourant, sans fatigue, l’horizon.
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